Wave Storia

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Sabine Géraudie, « il n’y aura jamais de fin dans ma quête artistique » #1

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Dans cet épisode du podcast Wave Storia, nous avons rencontré Sabine Géraudie, artiste niçoise célèbre pour sa sculpture de la chaise bleue exposée sur la Promenade des Anglais. Sabine nous reçoit dans son atelier, un espace caché dans Nice où elle aime se concentrer pleinement sur son art sans distractions.

Sabine revient sur son parcours, ses débuts d'artiste, et ce qui l'a poussée dès l'enfance à rêver d'une vie artistique. Pour elle, être artiste est une manière de se réinventer, d'échapper aux contraintes de la vie moderne et de se connecter au monde de manière sensible. Elle décrit son processus créatif comme une recherche permanente de liberté et de sens, où l'art devient une bouée de secours et un moyen d'appréhender la vie différemment. Sabine partage aussi l'importance de la prise de risque pour un artiste, que ce soit à travers l'exposition de ses œuvres ou dans la quête incessante de l'amour et de la reconnaissance du public.

Nous découvrons l’histoire derrière la célèbre chaise bleue, qui, pour Sabine, est un projet né d’une réflexion sur l’attachement des Niçois à cet emblème. Sabine nous raconte comment, lors d'un voyage à New York, elle a eu l'idée de faire de la chaise un symbole pour Nice, à l’image du "LOVE" de Robert Indiana pour New York. L'installation sur la Promenade des Anglais n'a pas été sans difficultés : d'abord décriée, la chaise a finalement été adoptée par les Niçois, devenant un symbole de résilience, notamment après les attentats de 2016.

L’épisode explore également les collaborations artistiques que Sabine a développées autour de cette œuvre iconique, allant de bijoux à des objets en chocolat. Elle parle de sa volonté de préserver l’intégrité de son travail malgré le succès commercial de la chaise bleue. Sabine met un point d'honneur à garder une production artistique authentique, en limitant les séries et en s’assurant que chaque objet reste fidèle à l’esprit de l’œuvre originale.

Au-delà de la chaise, Sabine nous ouvre les portes de son univers créatif plus large, qui comprend la peinture, la sculpture et d’autres formes d’art qu’elle continue à explorer avec passion. Elle évoque également son dernier projet d’exposition, un grand succès où elle a pu présenter l’ensemble de son œuvre.

Pour Sabine, l’art est une quête perpétuelle, une manière de s’élever, de transmettre quelque chose de profond, et de laisser une trace. À travers son témoignage, on découvre une artiste animée par une passion débordante pour la création, la vie, et l’humanité.

Cet épisode nous plonge dans l'intimité d'une artiste emblématique de Nice, dont le travail transcende l’esthétique pour atteindre des dimensions plus profondes de l’existence humaine.


Liens de l’épisode

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Retranscription complète 

JR : Bonjour à tous, vous êtes bien sur Wave Storia, dans la rubrique art et culture, et bienvenue, bienvenue Sabine. On dit Sabine ou Sab ?

Sabine Géraudie : On dit comme on a envie surtout.

JR : Ça, c'est bien. Alors moi déjà, j'ai une première question : merci de nous recevoir. Et où sommes-nous ?

Sabine Géraudie : Dans mon atelier, à Nice, rue Pastorelli, bien cachée.

JR : Pourquoi bien cachée ?

Sabine Géraudie : Parce que je suis distraite très facilement et pour peindre, notamment lorsque je peins, je n’ai pas du tout envie d’être déconcentrée. Si je suis coupée sur un tableau, il y a un rythme, et si on est coupé plusieurs fois, le rythme est cassé. Alors pour un œil averti, franchement, ça se voit, surtout avec la peinture à l’huile.

JR : Alors, on va parler de vous bien évidemment. Pour ceux qui ne vous connaissent pas, je vais tout de suite dire aux auditeurs qu’ils connaissent forcément Sab, Sabine, parce qu’ils ont vu votre travail. Si vous n’avez pas vu son travail, c’est que vous n’êtes pas allé sur la Promenade des Anglais, que vous n’avez pas été en bord de mer depuis très longtemps, en tout cas depuis au moins dix ans. Puisque c’est vous qui nous avez mis cette magnifique chaise bleue sur la Prom, qui doit être un des endroits les plus photographiés, si ce n’est le plus photographié de la ville. Mais d’abord, on va repartir un tout petit peu en arrière avant de parler de cela et de plein d’autres choses, parce qu’il y a beaucoup d’autres choses derrière la chaise bleue. Alors, qui êtes-vous ?

Sabine Géraudie : Eh bien, Sabine... Qui je suis ? Qui je suis ? Je suis une artiste, je suis maman de deux enfants, je suis une amoureuse de la vie, je suis une boulimique de la vie. Voilà, pour me décrire, je suis une boulimique de la vie.

JR : C’est quoi être artiste aujourd’hui ?

Sabine Géraudie : Alors, aujourd’hui, je ne sais pas, mais être artiste, c’est une manière de réinventer sa vie, de décider de sa vie, de la construire un peu comme on a envie. C’est se permettre, dans un monde où tout va vite, de rester un peu dans l’émerveillement et de faire abstraction de toutes les contraintes. C’est presque un passeport pour la liberté.

JR : Mais est-ce qu’on peut… Moi, ça m’a toujours un peu épaté chez les artistes, c’est déjà cette capacité à faire des choses dont tout le monde n’est pas capable. Tout le monde ne peut pas l’être ?

Sabine Géraudie : Je ne suis pas sûre. Je pense que, moi, j’imagine cela comme ça : imaginez un poisson qui avance, il y a des branchies qui s’ouvrent ou qui ne s’ouvrent pas. Il y a des gens qui ne vont jamais faire attention à ce qui les entoure et il y en a qui vont avoir la curiosité, et il y en a qui vont ouvrir les branchies. Il faut vraiment avoir un appétit de vie, et il faut être curieux, et presque il faudrait avoir "mal aux autres".

JR : J’aime beaucoup. "Mal aux autres". Ça veut dire que ça peut être extrêmement fatigant, extrêmement troublant d’avoir "mal aux autres"…

Sabine Géraudie : Mais ça peut même être douloureux, bien sûr. Mais on transcende. L’art permet de transcender cela.

JR : De sortir un peu de tout ça ?

Sabine Géraudie : Complètement. Ça permet de vivre la problématique d’une manière complètement différente.

JR : Vous disiez tout à l’heure que depuis au moins l’âge de cinq ans, vous vous imaginiez artiste. Vous disiez quoi ? Je serais peintre ? Je serais une artiste ? Comédienne ? Écrivain ?

Sabine Géraudie : C’était déterminé chez moi parce que j’imaginais que les artistes étaient des gens qui ne vivaient pas comme les autres. J’imaginais, j’avais écouté une émission avec Jacques Chancel et Jacques Brel. Et Jacques Brel disait, "dans la vie, il faut vivre en mouvement sur la pointe des pieds", ce qui veut dire aussi délicatement, mais bouger. Il a aussi dit qu'il faut savoir se mettre un coup de pied au derrière parfois et toujours aller voir, pas prendre de risques, mais toujours aller voir. Et quand on a cette appétence, quand on marche un peu en marge ou à contre-courant, l’art, c’est fabuleux. C’est la came idéale pour ça.

JR : Mais il y a quand même une prise de risque, puisqu’on a un travail qui est de toute façon, par essence, très personnel et qu’on va exposer aux autres. Donc il y a cette prise de risque d’être mal pris, mal vu, mal jugé.

Sabine Géraudie : Vivre, c’est risquer, non ?

JR : Oui.

Sabine Géraudie : Vous ne pouvez pas plaire à tout le monde. Ça, on ne le comprend pas trop quand on est jeune, mais en avançant en âge, on se rend compte qu’on ne peut pas plaire à tout le monde.

JR : Parce que je compare un artiste, pardonnez-moi de faire ce retour, à un enfant qui joue dans le sable ou dans la terre d’un jardin. Imaginez qu’il fasse un trou dans la terre ou dans le sable et qu’il verse de l’eau. On a tous fait ça, enfants. Et l’eau s’en va aussi vite qu’elle a été mise. Mais on continue, on veut remplir ce trou d’eau. Un artiste, c’est un peu ça. Si c’est un chanteur, il chante devant dix personnes, il veut chanter devant cinquante. Il chante devant cinquante, il en veut mille. Il en a mille, il en veut dix mille. C’est une quête de l’amour perpétuel et insatiable.

Sabine Géraudie : Ça ne s’arrête jamais.

JR : Ça ne s’arrêtera jamais alors.

Sabine Géraudie : Et ça ne s’arrêtera pas.

JR : Ce n’est pas frustrant ?

Sabine Géraudie : Non, parce qu’il y a forcément de l’amour. Il y a de l’amour dans ce qu’on fait. Vous allez avoir quinze personnes qui vont vous regarder, il y en aura peut-être qu’une qui va vous aimer sur les quinze, mais il y en aura une. Puis vous vous rendrez compte, au fur et à mesure, que vous aussi, il y a des choses que vous faites que vous n’aimez pas. Et vous vous rendrez compte que ce n’est pas grave. Au début, c’est grave. Oui, vous pensez que c’est terminé, j’arrête, c’est nul, je suis nul. Et après, vous vous rendez compte que ça vous fait avancer.

JR : Un artiste sans le regard de l’autre, il n’existe pas.

Sabine Géraudie : Il n’existe pas. Il y en a qui vont même jusqu’à dire qu’il vaut mieux être critiqué du moment qu’on parle de vous. Moi, je n’aime pas trop cette idée, mais c’est vrai.

JR : C’est vrai. Bien sûr qu’on prend un risque, mais c’est en même temps ce qu’on veut, dans l’inconscient. On veut être regardé.

Sabine Géraudie : Oui, évidemment.

JR : Il faut que ça sorte de l’atelier.

Sabine Géraudie : Bien sûr. Ce qui est plus compliqué, c’est quand les gens n’atteignent pas la reconnaissance. Parce que la reconnaissance, à un moment dans le métier d’un artiste, c’est quand même la cerise sur le gâteau. C’est tout à coup un réconfort, c’est chouette, j’ai fait quelque chose, ça aboutit. C’est quand même une fin en soi.

JR : On a toujours tous été hallucinés devant ces histoires, comme par exemple Van Gogh ou d’autres, qui n’ont jamais été reconnus de leur vivant, en se disant que c’est terrible, en fait.

Sabine Géraudie : Mais si, ils ont été reconnus. Van Gogh, il a quand même trouvé un médecin qui a investi pour lui. Il y a toujours quelqu’un à vos côtés, visible ou invisible, mais bien sûr que si. Sinon, on ne peut pas avancer.

JR : Et alors vous, dans votre parcours, dans ce cheminement artistique, comment ça s’est passé entre ces cinq ans et ensuite ? Qu’est-ce qui vous a amené vers tel domaine plutôt qu’un autre ? Comment vous l’avez touché, abordé ? Comment vous l’êtes approprié ?

Sabine Géraudie : J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai fait ce que j’ai pu. Ça a été pour moi, de toute manière, une bouée de secours. Il a fallu que je dessine complètement ma vie, sinon je ne serais plus là. C’est l’art qui m’a sauvée, mais vraiment. C’est pire que dix psychanalyses. Ça m’a fait avancer, progresser. J’ai tout appris.

JR : Vous avez tout appris par vous-même ?

Sabine Géraudie : J’ai tout appris en faisant. J’ai appris à oser, j’ai appris à risquer, j’ai appris un petit peu à m’aimer. J’ai appris à me rendre compte qu’il y a des choses qui ne sont pas si graves que ça.

JR : Parce que pour les artistes, tout est toujours grave ?

Sabine Géraudie : Oui, tout est toujours grave. Tout est toujours catastrophique.

JR : Forcément.

Sabine Géraudie : C’est le sensible. On est dans le sensible à outrance.

JR : Forcément. Et aujourd'hui, vous apprenez toujours ?

Sabine Géraudie : Oui. Ah oui, complètement, bien sûr. Bien sûr. De vous, des autres ?

JR : De vous, des autres ?

Sabine Géraudie : De moi et des autres, bien sûr. Là, ma dernière thématique de peinture, j'ai rencontré des femmes extraordinaires. Et je me suis posé plein de questions, pourquoi elles acceptent de poser, mon Dieu, mais comment c'est possible ? Et puis elles sont arrivées, elles se sont données complètement à moi, parce que poser nue, c'est quand même se donner, on est dans l'intime absolu. Et il y a le moment où je les ai peintes, où j'ai passé beaucoup de temps sur elles, avec elles. Et puis il y a l'après, quand elles, elles se voient. Là c'est extrêmement valorisant, mais c’est pas valorisant juste pour l'artiste, c’est valorisant humainement parlant. C'est-à-dire que c'est des femmes qui tout à coup vous disent merci, qui tout à coup trouvent un sens à leur vie, même pour certaines. Et moi je me suis dit mais comment une femme, par exemple qui a eu un cancer du sein, peut poser ? Puis après je me suis dit, mais elle s'assure aussi une forme de pérennité, elle a côtoyé la mort, elle mourra un jour, le tableau sera peut-être toujours là.

JR : Il y a après la relation avec vous, qui en général vient en phase finale, c’est que tout à coup elles vous racontent leur vie. C’est comme si vous étiez un psy, non ?

Sabine Géraudie : Complètement. Et j'en ai déduit que je ne peignais pas des corps, je ne peins pas des femmes, je peins des vies. Et c'est magique.

JR : Le regard que vous avez sur les choses change, en fait ?

Sabine Géraudie : Oui, parce qu’on n’a pas le temps. On ne vit que 80 ans, dans une vie. Mais si on avait quatre fois plus, on se rendrait compte de toutes les habitudes qu’on a. Et c’est normal, on n'a pas le temps de vivre autrement. La vie va trop vite. Ça se prend le temps aussi des fois.

JR : Vous prenez le temps, c’est pour cela que vous êtes toujours en retard ?

Sabine Géraudie : Exactement. Mais on peut trouver des choses disgracieuses et tout à coup, votre œil arrête de regarder, il contemple. Et là, on découvre la beauté dans ce qui semblait insignifiant. C’est une éducation de l’œil. Cela m’a aussi appris la tolérance. J'étais quelqu'un d'assez dur, peut-être dans le jugement. J’ai complètement changé. Je trouve que c'est un univers fabuleux et sans limites.

JR : Vous réalisez l’étendue de ce que vous faites ?

Sabine Géraudie : C'est ça. Vous vous rendez compte que vous faites un métier avec des limites et des contraintes, mais artiste, c’est "no limits". Vous pouvez tout faire.

JR : Vous pouvez tout faire ?

Sabine Géraudie : Vous pouvez quasiment tout faire, tout exploiter.

JR : On va parler un peu plus tard de toutes les facettes artistiques que vous montrez et développez, mais vous parliez de la peinture à l’instant. Cela m’intéresse, cette histoire d’éternité et des femmes qui viennent poser pour vous. Aujourd’hui, dans un monde où l’on est beaucoup dans l’instantané, sur la photo, notamment avec les smartphones, est-ce que la peinture a encore du sens ?

Sabine Géraudie : Alors, moi j'ai fait tout le chemin inverse. C’est-à-dire, j'ai commencé par la peinture. J’ai appris, j’ai fait des erreurs. Comme je n’ai pas appris dans une école, j’ai appris de mes erreurs. Donc j’ai perdu beaucoup de temps, mais c’est gratifiant quand on atteint un résultat. Et puis, quand il y a eu l’œuvre sur la Promenade des Anglais...

JR : La chaise bleue ?

Sabine Géraudie : Oui, la réussite n'est pas toujours bien vue. Le style de l’œuvre ne plaît pas à tout le monde. C’est compliqué de vivre avec ça, parce que vous avez à la fois la joie de ce que vous avez créé, mais vous n’aviez pas pensé à tout le négatif que vous alliez recevoir. Il faut être costaud pour encaisser. Mais je dis merci d’avoir vécu cela, parce que ça m'a fait me dire : "Puisque c’est ça, je vais m’enfermer dans mon atelier et je vais travailler." Et je vais travailler dix fois plus que les autres. Je vais leur montrer ce que je sais faire.

JR : Et vous peignez depuis combien de temps ?

Sabine Géraudie : Depuis mes 19 ans. J’adore travailler à l’ancienne, je ne sais pas travailler avec un ordinateur. Je fais des maquettes, je peins à l’huile. L'huile, c’est l'école de la patience. Vous êtes trop pressé ? C’est foutu. L'huile n’est pas du coloriage. Ce ne sont pas des couleurs côte à côte, ce sont des couleurs superposées.

Sabine Géraudie : Vous imaginez les peintres à l'époque, les grands peintres ? Non seulement ils avaient des techniques pour peindre des glacis, pour faire des visages où vous avez l'impression que c'est une photo, mais c'était l'école de la patience. Ils pouvaient travailler un tableau pendant trois ans, le laisser sécher, puis le reprendre. C'est totalement antinomique avec notre façon de vivre aujourd'hui, où on veut l’immédiateté. Dès qu'il y a eu la peinture acrylique, il y a des artistes qui peuvent faire 100 tableaux par semaine. Moi, je fais tout l'inverse. Peut-être parce que déjà j'ai un esprit de contradiction, mais aussi parce que je me dis toujours que l'art ne peut pas se passer des mains.

JR : Ça veut dire quoi pour vous "l’art passe par les mains" ?

Sabine Géraudie : Aujourd'hui, si je fais une chaise en 2D en métal, ce n'est pas moi qui la fais, il faudrait un atelier pour ça, un outil de découpe. Je fais faire. Et normalement, selon la maison des artistes, une œuvre qui n'est pas faite de vos mains de A à Z n'est pas considérée comme une œuvre d'art. Ils n'ont pas refait les textes, mais beaucoup d'artistes font tout faire. Et pour moi, il est important de faire de ses mains. Picasso, Dali… À 15 ans, ils savaient déjà dessiner des visages parfaitement. Ils avaient le luxe de pouvoir ensuite "simplifier", mais ils savaient faire. On ne peut avoir ce luxe que quand on maîtrise.

JR : Beaucoup ont copié les grands maîtres…

Sabine Géraudie : Moi aussi, jusqu'à ce que je comprenne comment c'était fait. Mais pour moi, il n’y a pas de grands ou petits artistes, il y a des gens qui osent faire. J’ai beaucoup de respect pour eux. Ils osent faire, déjà, c’est incroyable.

JR : Alors, dans ce travail d’artiste, bien évidemment, on va parler de la chaise bleue. Vous avez commencé à en parler à l’instant. C’est une œuvre emblématique aujourd'hui sur la Promenade des Anglais. Tout le monde connaît la chaise bleue, mais peut-être pas son histoire. C’est quoi son histoire ?

Sabine Géraudie : Il faut que je fasse une version accélérée. Nous sommes en 2008. À l’époque, je peins des galets. Après avoir peint des végétaux, je peins des galets. J'essaie de rendre vivants ces galets, je mets de l'eau dessus, et je me rends compte que plus on va vers l'Est, plus les galets sont colorés, moins gris, moins poreux qu’à Nice. Puis je commence à faire des modules aimantés, je viens un peu à la matière. Et suite à une exposition, un homme me demande d'illustrer ses belles-filles en danseuses, tenant des ballons à la main. Il voulait une réalisation en plexiglas. Je ne travaillais pas le plexi, mais je l’ai fait. C'était une découverte.

JR : Et ça a fonctionné ?

Sabine Géraudie : Oui, et un an plus tard, cet homme me demande de créer une œuvre illustrant "le bonheur et la difficulté d'y accéder", avec une touche niçoise. J’ai réfléchi, j’ai pensé au mythe de Sisyphe. Je fais un croquis avec un corps essayant d'attraper le soleil depuis des chaises en quinconce. C’est ma fille qui m’a soufflé l'idée des chaises bleues. J’achète des cartes postales de vieilles chaises et je fais des dessins de chaises. C’est là que tout a commencé.

JR : Vous avez fabriqué les chaises en plexiglas ?

Sabine Géraudie : Oui, mais le plexi dépoli ne ressemblait pas à une chaise bleue. Alors le fabricant a eu l'idée de coller du plexi publicitaire avec du plexi dépoli, ce qui donnait un bleu qui changeait selon la lumière. C'était magnifique. J'ai exposé, et les gens m'arrêtaient dans la rue en me demandant où ils pouvaient acheter la chaise. Ils étaient fascinés par cette chaise en 2D sur laquelle on ne peut même pas s'asseoir. Ça m'a fait réfléchir, et j'ai décidé de déposer le modèle à l’INPI.

JR : Et ensuite ?

Sabine Géraudie : Ensuite, j’ai fait des expositions, notamment au Château Crémat. Les gens étaient très attachés à cette chaise. Puis M. le maire de Nice m’a contactée. Il voulait que la ville commande des chaises comme cadeaux pour des personnalités. Cela m’a permis de développer ce projet. Mais la chaise a pris beaucoup de place dans ma vie, au point où elle m’a presque engloutie pendant huit ans avant que je ne puisse vraiment consacrer du temps à la peinture à l’huile.

Sabine Géraudie : À un moment donné, je me suis dit : "Quel serait pour moi le point d’orgue avec cette chaise ? Où est-ce que je veux l'emmener ?" Et lors d’un voyage à New York, en passant devant le "LOVE" de Robert Indiana, j’ai eu une révélation. Je voulais que la chaise bleue devienne un symbole pour Nice, comme "LOVE" pour New York. Je suis revenue à Nice avec cette idée en tête, j’ai pris un rendez-vous avec M. le maire, et il a trouvé l’idée super. C’est comme ça que la chaise a trouvé sa place sur la Promenade des Anglais.

JR : Et comment a été accueillie cette chaise bleue au début ?

Sabine Géraudie : Pas très bien. J’étais décriée. Les gens se demandaient qui j’étais, pourquoi j'avais cette place. "Est-elle une vraie artiste ? A-t-elle fait une école d'art ?" Les critiques étaient nombreuses. Moi, de mon côté, je me disais juste : "J’ai réussi à mettre mon nom quelque part, je laisse une trace." Mais au final, la chaise est devenue un symbole. Malheureusement, les attentats de 2016 ont accéléré cette appropriation. La chaise était debout après les attentats, comme un symbole de liberté. À partir de ce moment-là, les Niçois se sont approprié cette œuvre. Elle est devenue un repère, un emblème.

JR : Elle a survécu aux attentats, mais elle a été abîmée plusieurs fois, non ?

Sabine Géraudie : Oui, elle a été abîmée plusieurs fois, par des camions notamment. À chaque fois, les critiques sont revenues, mais avec le temps, les gens ont changé de regard. Après les attentats, la chaise est devenue quelque chose de beaucoup plus fort, elle symbolisait la résilience de la ville. Ensuite, le premier grand événement sur la Promenade des Anglais après les attentats, c’était l’Ironman, et un an avant, j’avais fait la médaille pour cet événement. C’était presque symbolique.

JR : C’est incroyable comment cette chaise est entrée dans l’histoire.

Sabine Géraudie : Oui, et le Covid a aussi joué un rôle. Chaque fois que M. le maire passait à la télévision, c’était souvent la Promenade des Anglais avec la chaise bleue en arrière-plan. Elle est devenue un symbole de Nice. Elle est photographiée de partout, dans toutes les langues, sur tous les réseaux sociaux. Elle fait désormais partie de l’identité visuelle de la ville.

JR : Vous parliez des collaborations tout à l’heure. Il y en a eu beaucoup autour de la chaise bleue ?

Sabine Géraudie : Oui, beaucoup. Les gens aiment tellement cette chaise qu’ils veulent l’associer à leur propre travail. J’ai fait des collaborations avec des bijoutiers, des chocolatiers… Par exemple, avec Pascal et Julien Lac, nous avons fait une chaise bleue en chocolat. Cela fait maintenant sept ans que nous avons ce partenariat.

JR : Et il y a eu les bijoux aussi, non ?

Sabine Géraudie : Oui, les bijoux se sont beaucoup développés. Je fais très attention à ce que cela ne devienne pas trop commercial. C’est important pour moi que ça reste quelque chose d’élégant, de respectueux de l’œuvre.

JR : Mais certains pourraient dire que vous avez transformé cette œuvre en business…

Sabine Géraudie : Oui, on pourrait dire cela, mais je fais attention à ne pas faire des séries trop importantes. La plus grande série que j’ai faite est de 25 exemplaires. Je fais aussi des pièces uniques ou des éditions limitées. C’est important de préserver l’intégrité de l’œuvre. Je ne veux pas que cela devienne du gadget.

JR : Vous avez même mentionné que la chaise bleue était un peu comme votre troisième enfant, non ?

Sabine Géraudie : Oui, c’est vrai. Il y a une petite erreur de dessin dans la chaise, ce qui lui donne cette fausse perspective. C’est cela qui a fait son succès. Quand elle a été installée sur la Prom, les gens pensaient qu'ils pouvaient s’asseoir dessus. De loin, ils croyaient que c’était une chaise normale. Mais quand ils s’approchaient, ils se rendaient compte qu’elle était plate. C’est cette illusion qui fait qu'elle est devenue si iconique.

JR : Qu'est-ce que cela vous fait de voir des centaines de milliers de photos de la chaise sur les réseaux sociaux ?

Sabine Géraudie : On ne réalise pas toujours. Ce sont mes amis ou des photographes comme Bruno Weber qui me disent parfois : "Tu te rends compte ? C’est ta chaise !". C’est parfois surréaliste, mais c’est aussi une fierté. Les enfants notamment adorent la chaise, et ça, c’est magique.

JR : N’avez-vous pas peur d’être enfermée dans l’image de "la chaise bleue" ?

Sabine Géraudie : Si, c’est un risque. Mais en même temps, je ne vais pas me plaindre. J’ai réussi à faire de cette chaise un symbole, et elle me donne une certaine crédibilité dans mon travail. Grâce à cela, les gens s’intéressent à ce que je fais d’autre.

JR : Le jour de l'inauguration de la chaise bleue sur la Prom, avez-vous repensé à l’histoire de la petite fille de cinq ans qui voulait être artiste ? Vous vous êtes dit : "J'y suis arrivée" ?

Sabine Géraudie : Non. Parce que, comme je vous le disais, ça ne se termine jamais. Il n'y a jamais de fin à cette quête artistique. C'est sans fin.

JR : Il n’y a pas que la chaise, bien évidemment. Vous avez parlé de la sculpture, de la peinture qui reste votre premier amour. Aujourd’hui, une journée dans la vie de Sabine, c’est quoi ? C’est devant un tableau ? Une sculpture ? Comment ça s’organise ?

Sabine Géraudie : Oh, bon courage, parce que c'est tout sauf organisé ! Si je suis dans une période où je peins, là, par contre, je viens et je peins. Je commence à être vraiment en forme vers 17h, et là je m'arrête plus. Ce n’est certainement pas le matin à 8h que je commence ! Quand je peins, je ne peux pas m’arrêter si j’ai commencé une partie du tableau, comme un tronc par exemple. Le mélange des couleurs est manuel et spontané, et je ne retrouverai jamais exactement la même teinte le lendemain. Alors je continue jusqu’à ce que la partie soit finie.

JR : Vous produisez des œuvres aujourd'hui pour exposer, ou sont-elles des commandes de particuliers ?

Sabine Géraudie : Depuis presque dix ans, les choses ont été un peu plus faciles. Les gens venaient à moi, et j'avais des commandes. Mais depuis un an, c'est plus compliqué. On sent que la situation est difficile pour tout le monde, qu'il y a moins d'argent. Les gens sont stressés. Je suis obligée de sortir de l'atelier pour chercher des opportunités. Exposer, c'est du travail, et je ne l’avais pas fait depuis dix ans. Mais cette année, je me suis remise à faire des expositions.

JR : Il y a eu une exposition récemment, entre juin et juillet 2024 ?

Sabine Géraudie : Oui, exactement. C'était un énorme projet. En plus de l'exposition, j'ai sorti un livre. J’ai pu tout montrer : mes sculptures, mes peintures, mes nus, et mon parcours artistique. C’était un travail colossal, mais très gratifiant.

JR : L’exposition incluait donc toutes vos œuvres, pas seulement la chaise bleue ?

Sabine Géraudie : Oui, j’ai trouvé un endroit incroyable où j’ai pu présenter mes œuvres de manière organisée. Il y avait une partie dédiée uniquement à la chaise bleue, et une autre consacrée à mes peintures, notamment mes derniers nus. C’était important pour moi de montrer qu’il n’y a pas que la chaise bleue. Il y avait même un studio photo où j’ai pu exposer un tapis avec mon partenariat, et des chaises que j’ai transformées en mobilier. J’ai enfin pu montrer toute l’étendue de mon travail.

JR : C'était important de prouver qu'il y a autre chose que la chaise ?

Sabine Géraudie : Oui, c’était essentiel pour moi. J’ai beaucoup de facettes artistiques, et je voulais le montrer. Pas pour dire "je sais tout faire", mais pour dire "j’ai ça aussi à vous proposer".

JR : Et le livre, c’était aussi une façon de poser les valises ?

Sabine Géraudie : Exactement. J’ai senti que je partais dans tous les sens : peinture, sculpture, aquarelle, encre, pigment, punaises… C’était un peu fouillis, mais le livre m'a permis de poser les choses et de faire un point sur tout ce que j’ai fait jusqu’à maintenant.

JR : C’est aussi un héritage que vous voulez laisser à vos enfants ?

Sabine Géraudie : Oui, c'est très important pour moi de laisser quelque chose à mes enfants. Ils n’ont pas de grands-parents de mon côté. Ils me disent qu’ils n'ont pas besoin de tout cela, que mon amour est suffisant. Mais pour moi, il fallait que je leur montre que j'ai fait quelque chose de bien.

JR : Vous parlez souvent d’eux.

Sabine Géraudie : Oui, je les adore. Ils sont brillants. Ma fille est future psychiatre, mon fils est dans la finance. Moi, je suis la turbulence de la famille.

JR : Pour revenir à la Côte d'Azur, est-ce que l’arrivée à Nice en 1986 a eu un impact sur votre travail d'artiste ?

Sabine Géraudie : Complètement. Imaginez les Vosges, c'est très beau, mais c'est lent. Le paysage change très lentement. Quand je suis arrivée à Nice, j'ai découvert une palette de couleurs qui changeait tous les jours, une luminosité incroyable. C’est un endroit magique pour un artiste. C’est le paradis des peintres.

JR : C'est donc un endroit inspirant ?

Sabine Géraudie : Complètement. La lumière ici est extraordinaire. Même les artistes qui peignent en noir, comme Soulages, jouent avec la lumière. C’est essentiel pour l’art.

JR : Merci beaucoup Sabine.

Sabine Géraudie : Merci à vous. C'était un plaisir.